Thursday, January 8, 2009

Emancipation de la femme, “défi à l’homme” ?

Réflexion sur l’interview de l’impétrant Dr Boga Sako Gervais (Frat-Mat du 8/7/04)

Femme aveugle joueuse de Cora au Mali. L'émancipation connaît une avancée notable
malgré le tabou qui l'entoure
(Photo Katrin Haunreiter)

A la lueur de sa soutenance de thèse sur l’œuvre de Madame de Lafayette, Docteur Boga Sako Gervais a introduit un débat très important qui n’a pas encore commencé dans notre société, en occurrence le débat sur l’équilibre des genres.
Nous ne connaissons pas l’œuvre de Madame de Lafayette, nous connaissons moins la teneur de la thèse de Dr Boga. Cependant, notre propos va s’articuler autour de son interview, notamment sur les points portant pêle-mêle sur l’émancipation de la femme que certaines femmes auraient comprise comme un défi à «l’époux en s’adonnant à la prostitution et en s’habillant de façon dévergondée», la discrimination positive etc. Mon propos va s’inscrire dans un canevas sociologique, avec pour référence le Français Pierre Bourdieu dans sa quête d’exposition des mécanismes qui sous-tendent les pratiques sociales des agents sociaux.

L’émancipation de la femme comme mouvement irréversible

En Côte d’Ivoire, la politique et l’accession au pouvoir d’Etat sont tellement une obsession pour les hommes politiques que les débats en profondeur sur l’évolution de notre société sont totalement éclipsés, s’ils existent du tout. Aucun débat sur des sujets d’importance capitale que celui de la place de la femme dans notre société n’est organisé ni par les médias publics ni par les hommes politiques. Et pourtant, l’émergence du Sida qui est une véritable menace contre l’existence de notre société aurait dû susciter des débats sur la possibilité de renforcer la position sociale de la femme afin qu’elle puisse résister aux assauts de l’homme qui continue d’être le seul maître à bord dans une Côte d’Ivoire frappée par les crises économique et politique qui fragilisent davantage la position de cette dernière.

Revenons à notre sujet pour dire que nous convenons pleinement avec Dr Boga que «l’équilibre des genres est une réalité» et que le mouvement émancipateur de la femme est irréversible. Mais ce mouvement n’a pas encore véritablement pris son envol dans notre pays et il ne le fera pas par décret. C’est un processus évolutif dans lequel l’homme a un rôle prépondérant à jouer ne serait-ce qu’en procédant par la déconstruction de la représentation qu’il se fait de la femme, dès lors que le discours qui consacre la femme comme « sexe faible » et qui lui confie un rôle congru dans la société est une construction de l’homme. La contribution de la femme dans ce processus sera que sa représentation de soi ait comme point de départ la femme elle-même et non l’image que l’homme se fait d’elle.
Les « Ecritures Saintes » qui relèguent «la femme au second plan» parce qu’elle aurait «introduit le péché dans le monde » sont l’une des catégories construites par l’homme qui participent à la légitimation de l’aliénation de la femme et de son maintien sous l’emprise de l’homme dans notre société. Karl Marx disait, il y a presque 2 siècles que la « religion est l’opium du peuple ». Nous disons que dans la Côte d’Ivoire contemporaine, avec la fièvre ascétique qui secoue le pays, la religion est devenue l’opium de la femme, son rôle se définissant de plus en plus par rapport aux versets bibliques.

Le rôle de l’homme dans la société et l’émancipation de la femme
Pierre Bourdieu parlant de la société et des luttes de positionnement qui s’y mènent disait qu’il y a des «structures les plus profondément enfouies [dans les] divers mondes sociaux qui constituent l’univers social, ainsi que les mécanismes qui tendent à en assurer la reproduction ou la transformation» (Pierre Bourdieu avec Loïc Wacquant; Réponses: pour une anthropologie réflexive, janvier 1992, page 16, Paris, Editions du Seuil).
Il y a dans la société ivoirienne, des normes, des rationalités et des logiques qui constituent des pesanteurs à la libération de la femme.
Il est de notoriété publique que la société ivoirienne est une société patriarcale dans laquelle l’homme est placé sur un piédestal avec l’accord tacite de la femme. Tout le monde convient qu’il est le « chef» de famille et par conséquent détenteur en grande partie du pouvoir économique dans le foyer. Il a ainsi la latitude de s’offrir des joies, il a souvent la propension (trop grande) à entretenir plusieurs maîtresses à la fois au vu et su de tout le monde, et au grand dam de la femme enfermée dans le rôle d’éternelle assistée. La responsabilité de l’enfant est entièrement confiée à la mère sinon à la fille de maison.
Autant de situations qui rendent le rôle social de la femme précaire et la fragilisent. Il est donc illusoire d’engager une discussion sur l’émancipation de la femme sans prendre en compte ces facteurs sociétaux de grande importance. Nous jugeons donc sans fondement l’affirmation de Dr Boga selon laquelle l’acte de «prostitution» est un acte de défiance de la femme à son époux.

Nul n’ignore qu’en Côte d’Ivoire le taux d’analphabétisme est plus élevé chez les filles que chez les garçons (In
Recueil de données mondiales sur l’éducation 2004, Unesco) ce qui est un facteur d’inégalité en matière d’accès au marché du travail. Aussi, n’est-il pas étonnant de voir, dans un contexte socio-économique et politique difficile, les filles se livrer à la prostitution.
Si nous prenons par exemple le milieu universitaire à Abidjan—qui est notre champ de recherche—plus de la moitié des étudiantes (selon les estimations des étudiants(es) qui se sont prêtées à nos interviews qualitatives et 20% selon les statistiques de notre questionnaire) se livrent à au moins un homme socialement aisé—âgé et marié appelé communément “grotto”—pour survivre à la précarité de leurs conditions de vie d’étudiantes. Ici encore, les structures sociales invisibles qui font de la femme ivoirienne, «une personne dont on s’occupe» ne permettent pas à la majorité des filles de se trouver «un gombo» (Petit boulot exercé parallèlement aux études). Elle préfère avoir des «chic, choc, chèque*» pour arrondir la fin du mois calamiteuse quand l'aide familiale tarde à venir. Quand on a attendu en vain l’aide des parents et qu’elle n’est pas venue et que par instinct de conservation on trouve une solution facile de rechange en la prostitution pour subvenir à ses besoins, eh bien, c’est inacceptable de dire que la fille mène une telle vie parce qu’elle défie les hommes dans un élan émancipateur; elle fait plutôt face à un problème existentiel!
De même qu’en se plaignant de voir les femmes «s’habillant d’une façon dévergondée», Dr Boga consacre l’assujettissement de la femme et se pose comme «juge suprême» à qui la femme doit rendre compte ou demander la permission chaque fois qu’elle doit s’habiller pour sortir. Par-là, c’est le reflet que la position sociale de la femme se définit à travers les lentilles de l’homme.
L’habillement de la femme que le Dr Boga qualifie de «dévergondé», participe hautement à entretenir l’image romantique que l’homme a de la femme comme être sensuel romantique au service de l’homme.
En conséquence, ni la prostitution ni l’habillement ne peuvent être qualifiés comme des actes d’émancipation visant à « défier les époux. » Ils sont l’expression de l’assujettissement même de la femme aux structures de domination de l’univers social.

Pour revenir à notre étude que nous venons effectivement d’effectuer sur « la sexualité et le Sida en milieu estudiantin », le constat frappant que nous avons fait est que des étudiants justifient leur fait d’avoir plusieurs copines par le fait qu’ils sont «victimes d’agressions extérieures» qui se matérialisent par les habillements provocants des filles. Cela revient à dire que le multi partenariat pratiqué en milieu universitaire qui est le reflet de notre société et qui participe à la chosification de la femme est le fait de la femme elle-même qui—ironisons un peu—aurait du faire attention dans son habillement pour ne pas provoquer son « maître » l’homme. Pire, il y a des filles qui rejoignent Dr Boga en usant de la même expression « dévergondée» pour caractériser les habillements d’autres filles.
En faisant leur ce discours—qui est d’ailleurs très répandu en Côte d’Ivoire et qui est une trouvaille de la religion—les filles contribuent à reproduire «la violence symbolique» qui s’exerce sur elles avec leur « accord » tacite, apportant ainsi, selon Bourdieu, « la collaboration à leur [assujettissement]»( Pierre Bourdieu avec Loïc Wacquant; Réponses: pour une anthropologie réflexive, janvier 1992, page 28, Paris, Editions du Seuil).
En tout état de cause, la femme dans ce cas d’espèce aura droit à une circonstance atténuante car ajoute Bourdieu, « s’il est bon de rappeler que les dominés contribuent toujours à leur propre domination, il est nécessaire de rappeler (…) que les dispositions qui les inclinent à cette complicité sont aussi un effet incorporé de la domination» (Ibidem). En conséquence, la soumission de la femme n’est-elle point dans la majeure partie des cas, une concession délibérée et consciente à la force brute de l’homme. Elle trouve plutôt ses origines dans les relations entre l’habitus de la femme et le champ dans lequel il opère.

Les séquelles du patriarcat sont si profondément ancrées dans notre société que l’émancipation de la femme ivoirienne sera difficile sans l’engagement de l’homme. Ce que les femmes doivent comprendre aujourd’hui en Côte d’Ivoire, c’est que comme le dit Bourdieu: «Les classes et autres collectifs sociaux antagonistes se trouvent sans cesse pris dans une lutte visant à imposer la définition du monde qui est la plus conforme à leurs intérêts particuliers» (Ibidem p. 22). C’est dire que sur le chemin de l’émancipation de la femme, l’homme usera d’artifices pour qu’elle soit toujours perçue sous l’angle qui sied au mieux à l’homme.
La vision émancipatrice de Dr Boga s’inscrit, à notre avis, dans cette logique. Sa conception romantique de la femme dont il affirme «l’image trahie et anéantie par certains comportements » prend à contre-pied la cause noble qu’il voudrait bien défendre.

L’homme ivoirien comme la Princesse de Clèves
On s’aperçoit que l’émancipation de la femme qu’il appelle de tous ses vœux est celle que lui, en tant qu’homme, offre sur un plateau d’argent et qui ne doit être ni le «dévergondage dans la façon de s’habiller de la femme» ni la « prostitution » qui sont des « défis aux époux », mais plutôt l’application des vertus de la Princesse de Clèves à notre société contemporaine à la femme. C’est l’image d’une femme vertueuse qui bien « qu’amoureuse reste fidèle à son mari. » C’est l’image d’une femme qui « reste digne » et qui « préfère rentrer au couvent » pour porter le deuil de son mari mort «de chagrin. » Pour notre part, nous disons que si la Princesse de Clèves a pu changer la société qui lui était contemporaine par ses vertus, dans notre société d’aujourd’hui, c’est bel et bien à l’homme qu’il revient de rendre notre société vertueuse. Car aussi longtemps qu’un homme amoureux ne restera pas fidèle à sa femme, aussi longtemps que l’homme n’appellera pas sa femme « au secours » en lui faisant « l’aveu de son amour » à une autre femme—ce qui est un acte noble de résistance—; aussi longtemps que l’homme n’arrêtera pas de courir les femmes, l’émancipation de la femme sera difficile.
Finalement pour rendre transposable la société de la Princesse de Clèves à la nôtre, il faudra inverser les rôles de sorte que les hommes s’approprient les vertus de la Princesse de Clèves. Cela pourrait être l’une des conditions qui participerait au changement de la « morphologie » de notre société à l’instar de celle de la Princesse Clèves.
Nous pensons qu’il aurait été plus conséquent que Dr Boga aboutisse à cette conclusion dans son interview, mais il a préféré ne pas oser. Il s’est contenté de rappeler à la femme qu’elle doit être vertueuse comme la Princesse de Clèves, car il semble que pour lui, les vertus ne doivent appartenir qu’aux femmes. Espérons que Dr Boga a eu ce courage dans sa thèse. Sinon il ne laissera pas seulement le lecteur que nous sommes sur sa faim—comme il l’a fait dans l’interview—mais cela augurera un mauvais présage à l’intention bienveillante de son projet d’aide à l’émancipation de la femme.
La discrimination positive, quel coup de pouce à l’émancipation de la femme?
Nous devons, tout comme la Princesse de Clèves, « braver notre univers » pour rendre possible l’émancipation de la femme.
Heureusement, tout est possible car les «systèmes symboliques» (Ibidem p. 21) ne sont pas figés en ce sens que, dans l’acte de construction du sujet social que Pierre Bourdieu qualifie «d’intériorisation de l’extériorité et d’extériorisation de l’intériorité», l’agent social « peut dans une certaine limite, transformer le monde en transformant sa représentation» (Ibidem p. 22).
Quelle représentation est-ce que la femme ivoirienne a-t-elle d’elle-même? Si elle a une représentation émancipée de soi en l’état actuel des choses, le combat ne vaudra peut-être pas la peine d’être menée. Mais si au contraire, elle a le sentiment que la représentation qu’elle a d’elle est le reflet de l’ombre du miroir que l’homme lui exhibe, elle a besoin d’être épaulée par une volonté politique. De par notre expérience par rapport à notre étude sur le campus avec les étudiantes et étudiants, nous concluons qu’il ne serait pas superflu d’envoyer des signaux forts à la jeunesse féminine ivoirienne qui est une proie facile du fait de certaines pesanteurs sociales.

C’est pourquoi, à l’opposé du Dr Boga, nous estimons qu’il faut engager une politique de discrimination positive qui sera un coup de pouce à l’éveil de la conscience féminine. Pour nous, la discrimination positive n’est pas la «distribution des postes» aux femmes, mais plutôt la mise sur pied d’une politique courageuse de “empowerment” qui va mettre les femmes en confiance et les amener à entreprendre. Et surtout favoriser de plus en plus les femmes dans les choix d’entrée à la fonction publique, les attributions des bourses, par une politique de récompense aux parents paysans qui scolarisent leurs filles etc…
Qu’on donne plus de bourses aux filles qu’aux garçons, cela réduirait la pratique du «chic, choc, chèque» et amenuiserait ainsi, le risque de contamination au VIH/SIDA auxquelles les femmes sont beaucoup exposées que les hommes (Rapport sur l’épidémie mondiale du Sida, ONUSIDA, juillet 2004).
La garde de l’enfant du couple divorcé devrait revenir automatiquement à la femme avant tout acte juridique tendant à déterminer qui est apte à la garde de l’enfant. De même qu’un homme qui enceinte une fille devrait lui verser des allocations jusqu’à ce que l’enfant devienne majeur.

La communauté internationale donne aujourd’hui l’exemple de la discrimination positive: quand une annonce est faite pour les postes internationaux, il y a toujours la mention «plus de demandes de femmes souhaitées. » Ce n’est donc pas «avilir la femme » en le faisant, bien au contraire il est plus avilissant de se prostituer que de bénéficier d’une faveur.

L’homme doit aider à l’équilibre des genres sans état d’âme en changeant sa représentation émotive, passionnelle et romantique de la femme. L’habitus de la femme étant construit à partir d’un univers social dominé par un chauvinisme masculin le défit de l’émancipation est un défi à relever. Dr Boga aura eu le mérite d’avoir (re)lancé le débat sur l’émancipation de la femme et il faut espérer que la jeunesse Ivoirienne s’inscrive dans cette mouvance afin que les bonnes intentions de Dr Boga se fructifient par la convergence d’idées et d’énergies sur ce sujet actuel de notre temps. Nous espérons pouvoir lire la thèse qui semble très intéressante de par son actualité et la pertinence de son thème.

*Ces 3 mots représentent 3 hommes avec chacun un rôle bien défini: chic=l’homme qu’on aime, choc=celui avec qui on fait la belle vie par exemple boite de nuit, restaurant, sortie galante, chèque=celui avec qui on est discret de par son statut d’homme marié mais qui est le sponsor.
Blay-Azu Dali , a écrit un mémoire intégré en Master en Communication du Développement à l’Université de Roskilde au Danemark.